02/11/2010

Klaus Mann, un homme de bien

Je vous salue, chers lecteurs, après cette longue absence passée, n'en doutez pas, à réfléchir aux plaies qui ravinent le monde et aux baumes qui pourraient les calmer. Aujourd'hui, nous allons partir à la rencontre d'un personnage fascinant et complexe, dont j'ai fait la connaissance il y a quelques temps déjà et qui m'accompagne depuis. Son autobiographie, Le Tournant, est l'une des lectures qui ont eu la plus forte influence sur moi.

Klaus Heinrich Thomas Mann, né en 1906, bénéficie et souffre toute sa vie de l'écrasante présence de ses deux illustres aînés. Thomas Mann, son père, était déjà de son vivant une figure incontournable de la littérature allemande, et ses textes figurent au premier rang des productions littéraires du vingtième siècle. Malgré toutes ses qualités, mais peut-être en est-ce une, l'œuvre du père est assez marmoréenne, et très détachée du tohu-bohu de l'actualité. L'oncle, Heinrich Mann, un peu moins connu en France, peut être considéré comme l'homme d'un seul roman, (Le Professeur Unrat), mais son engagement politique en fait un modèle pour son neveu, qui finira par le suivre et même le dépasser dans cette voie.

Le jeune Klaus Mann commence sa vie dans une atmosphère très protégée. Sa mère s'occupe de lui, ainsi que de ses frères et sœurs, tandis que son père, surnommé Le Magicien, se livre aux enchantements de l'écriture dans un bureau aussi sacré que secret. L'adolescence arrive et avec elle un certain dilettantisme. Klaus, attiré par les milieux artistiques, et accepté dans bien des cercles à la simple mention de son nom, se mêle de théâtre, de poésie et de critique dans le Berlin de la crise, où le luxe le plus féroce côtoie la plus obscène misère. L'esthète qu'il est alors semble assez peu soucieux du monde qui l'entoure.

Rapidement, cependant, le jeune homme est confronté à la montée des ténèbres. Il est tout d'abord incrédule, persuadé que les allemands ne pourront tomber dans les gros pièges d'Hitler, ce clown vulgaire et de ses sbires grossiers. Il assiste estomaqué à la montée de la violence et du mensonge dans ce pays qu'il aime, et nous relate par exemple comment une bande de gorilles national-socialistes viennent saboter un spectacle de sa sœur avant d'être vidés par la police. Lorsque, le lendemain, il lit dans un brûlot nazi que de paisibles sympathisants ont été expulsés avec violence d'un spectacle, d'ailleurs fort mauvais, auquel ils se contentaient d'assister, il doit se livrer à un effroyable constat : ces gens ne s'occupent même plus de maquiller ou de tordre la vérité, ils se contentent de mentir, purement et simplement, avec un aplomb arrogant, et font ainsi passer leur message avec une affreuse efficacité.

Lorsque Hitler accède au pouvoir, Klaus n'a que 27 ans, mais il prend immédiatement le chemin de l'exil. En 1935, il participe au congrès international pour la défense de la culture contre la guerre et le fascisme, qui se tient à Paris, au coté des plus grands de la scène intellectuelle européenne. Il y tient un discours fort lucide où il met en doute l'opposition prolétariat/capitalistes pour comprendre la situation allemande, expliquant qu'il y existe un sous-prolétariat sans emploi, sans repères et sans culture politique qui constitue la cible et la force principale des nazis. Devant l'échec relatif de ce congrès, l'un de ses meilleurs amis, René Crevel, se suicide peu après.

L'engagement de Klaus Mann se poursuit et s'intensifie, avec la fondation d'une revue ouverte aux exilés et la tenue de multiples conférences, en Europe comme en Amérique, pour mettre les opinions trop confiantes de ces pays en garde contre Hitler et la menace qu'il fait peser sur la culture et sur la paix. Pour une très large part, sa voix prophétique se heurte à un mur d'incompréhension, d'incrédulité et d'indifférence, ce qui ne le conduit jamais à abandonner la lutte. Stefan Zweig, ami et frère d'exil, n'aura pas la même chance et, rongé par l'omniprésence de la barbarie, se suicidera à son tour en 1942.

Lorsque la guerre éclate, et que la France est vaincue en quelques semaines, Klaus, tout d'abord abattu, se relève et s'engage dans l'armée américaine, où il continuera le combat de 1943 à 1945 en essayant de convaincre ses anciens compatriotes d'abandonner la guerre. Après la victoire, il aura l'occasion d'interviewer Richard Strauss, dont l'égoïsme et l'aveuglement complet aux souffrances causées et subies au delà de sa porte le conduiront à interrompre l'entretien avant son terme.

Klaus Mann, amer et désillusionné, se rendant bien compte que l'horreur de la guerre n'a pas assagi les peuples ou leurs gouvernants, et qu'un nouveau conflit semble poindre entre les alliés d'hier, sombrera dans la drogue et se suicidera, comme tant de ses amis, le 22 mai 1949.

Klaus Mann ne fut pas, loin s'en faut, un héros sans tâche ou un chevalier blanc prédestiné à combattre et à vaincre le Mal. Son autobiographie nous montre un homme en proie au doute et au désespoir, qui s'efforcera pourtant de lutter pour ce qu'il croit juste, sans savoir ce qui l'est réellement, mais sans jamais cesser de se le demander. Enfant d'une époque complexe et noire, Klaus Mann ne fut récompensé de ses efforts que par une longue suite d'échecs et de déchirements. Cela ne ternit en rien la grandeur de son combat.

Dans Le Tournant, il consacre quelques pages à penser à ses petits frères pas encore nés qui vivront des jours plus beaux et plus simples que les siens. Il sait que ceux-ci ne seront pas conscients des sacrifices consentis, mais se dit que la part d'ombre qu'il porte est le prix de leur insouciance. Il ne serait pas mal que de temps à autres, nous lui donnions tort. Souvenons-nous de lui.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire