10/04/2011

Vers une encyclopédie subjective : le Geek

Geek :

Figure à la mode et aux contours assez flous, le geek apparaîtra ici dans une acception éminemment personnelle. Le geek a plusieurs visages, dans lesquels on se reconnaîtra plus ou moins.

Le « geek technologique » (geekus technologicus), a deux traits essentiels, qui ne coexistent pas nécessairement. Le premier de ces traits, le plus répandu, est une quête effrénée du dernier gadget à la mode, que celui-ci prenne la forme d'un engin d'Apple (le I-Truc 4.7 surclassant largement la version 4.6, qui n'affichait pas les pixels bleus avec la même profondeur), ou bien d'une fonctionnalité inepte (mon téléphone repère automatiquement les sosies de Georges Marchais) voire dangereuse (mon portable sait ce que je fais, quand, où je suis pour le faire, et garde toutes mes conversations en mémoire).
L'autre trait définitoire du geek technologique consiste en une compétence informatique supérieure à la moyenne qui en fait bien souvent la cible d'appels effrayés, au soir, quand la pensée magique a pris le dessus, et qu'on est persuadé que notre ordinateur, bleuissant les ténèbres de son écran d'erreur, veut nous tuer. Souvent, le geek technologique nous accompagnera alors de sa voix douce et rassurante, soulignant avec sympathie la profondeur de notre ignorance, et parlant à travers nous à notre machine, comme un chaman des temps anciens.

Le « geek des sous-cultures » (geekus vulgaris) a des visages beaucoup plus variés. En dernière analyse, il se caractérise par une connaissance approfondie d'un univers imaginaire complexe qui ne peut lui être d'aucune utilité dans la vie quotidienne. On observera de multiples sous-espèces, comme le « geek du merveilleux », le « geek de la science-fiction », le « geek des séries télévisées » ou le « geek des comics », chacune de ces sous-catégories pouvant également être raffinée. L'auteur-dessinateur Boulet est, à travers son blog, un porte-parole plein d'humour et d'auto-dérision de cette population, notamment quand il imagine des scénarios catastrophes dans lesquels les geeks pourraient donner la pleine mesure de leurs talents (qui serait plus à même de tenir en échec une invasion de morts-vivants ?).

Une dernière catégorie de geek, peut-être plus inattendue, est celle du « geek académique » (geekus classicus). Celui-ci est une créature solitaire, et torturée. Déchiré entre une formation classique et les sirènes de la culture populaire, il se refuse à abandonner l'une ou à dénigrer l'autre, et voit s'affronter en lui deux forces contradictoires. Capable de citer Mallarmé comme les dialogues de House, de triompher d'une asyndète latine comme d'un boss de jeu vidéo, il est de deux mondes et d'aucun. Se reprochant toujours, quand il geeke, de perdre un temps qui serait mieux utilisé à finir La Recherche, il constate aussi, lorsqu'il essaie de comprendre Kant, qu'il était quand même plus à son aise devant le dernier James Bond. Le « geek académique », bête maudite, se rêve parfois héraut d'une culture universelle, où Homère rencontrerait Simpson, mais il se craint alors, Quasimodo des idées, rejeté par les deux mondes qu'il aime. De la fenêtre, au loin, fendant l'azur d'un vol majestueux, on croit apercevoir un albatros zombie.

Vers une encyclopédie subjective : Glauquer

Glauquer :

Verbe du premier groupe à la construction fluctuante. Première occurrence au milieu des années 2000 dans l'expression : "Tu me glauques de la bouche", qui signifie "Tu as mauvaise haleine". Glauquer se construit alors avec un C.O.D. et une sorte de génitif d'origine, et signifie littéralement dégager une mauvaise odeur. Cette expression étant elle-même issue d'une mauvaise compréhension de la formule "Tu me l'ôtes de la bouche". En ce sens, et très rarement, le verbe est employé absolument : "Tu glauques" (in Corbin, le Miasme et la jonquille).

Par la suite, le sens du mot s'élargit pour recouvrir un vaste spectre sémantique et se rapprocher de "dégrader", "gâcher", "salir", avec un assouplissement de la construction, qui devient strictement transitive, mais qu'on peut assortir, le cas échéant, d'un C.C. de moyen ou de manière : "Tu as glauqué ta chemise avec des spaghettis".

Le verbe prend ensuite le sens de "gêner", "déranger", "causer un agacement quelconque" ("Cesse de nous glauquer avec tes questions idiotes"). Puis, utilisé avec un pronom, de "se tromper" ("Tu t'es encore glauqué, apprends à lire une carte", NB : le puriste dira plutôt "Tu as encore glauqué ton itinéraire de tes piètres compétences de navigation").

Encore largement méconnu, le verbe "glauquer" symbolise le droit inaliénable des peuples au néologisme et à un enrichissement raisonné du langage. Il représente également un certain danger en tant que son emploi commode et la dilution de son sens premier peuvent mener à la disparition de ses nombreux synonymes, parfois plus adaptés. On pourrait songer à une mise en garde du type "Glauquer glauque ; à glauquer avec modération".

02/11/2010

Klaus Mann, un homme de bien

Je vous salue, chers lecteurs, après cette longue absence passée, n'en doutez pas, à réfléchir aux plaies qui ravinent le monde et aux baumes qui pourraient les calmer. Aujourd'hui, nous allons partir à la rencontre d'un personnage fascinant et complexe, dont j'ai fait la connaissance il y a quelques temps déjà et qui m'accompagne depuis. Son autobiographie, Le Tournant, est l'une des lectures qui ont eu la plus forte influence sur moi.

Klaus Heinrich Thomas Mann, né en 1906, bénéficie et souffre toute sa vie de l'écrasante présence de ses deux illustres aînés. Thomas Mann, son père, était déjà de son vivant une figure incontournable de la littérature allemande, et ses textes figurent au premier rang des productions littéraires du vingtième siècle. Malgré toutes ses qualités, mais peut-être en est-ce une, l'œuvre du père est assez marmoréenne, et très détachée du tohu-bohu de l'actualité. L'oncle, Heinrich Mann, un peu moins connu en France, peut être considéré comme l'homme d'un seul roman, (Le Professeur Unrat), mais son engagement politique en fait un modèle pour son neveu, qui finira par le suivre et même le dépasser dans cette voie.

Le jeune Klaus Mann commence sa vie dans une atmosphère très protégée. Sa mère s'occupe de lui, ainsi que de ses frères et sœurs, tandis que son père, surnommé Le Magicien, se livre aux enchantements de l'écriture dans un bureau aussi sacré que secret. L'adolescence arrive et avec elle un certain dilettantisme. Klaus, attiré par les milieux artistiques, et accepté dans bien des cercles à la simple mention de son nom, se mêle de théâtre, de poésie et de critique dans le Berlin de la crise, où le luxe le plus féroce côtoie la plus obscène misère. L'esthète qu'il est alors semble assez peu soucieux du monde qui l'entoure.

Rapidement, cependant, le jeune homme est confronté à la montée des ténèbres. Il est tout d'abord incrédule, persuadé que les allemands ne pourront tomber dans les gros pièges d'Hitler, ce clown vulgaire et de ses sbires grossiers. Il assiste estomaqué à la montée de la violence et du mensonge dans ce pays qu'il aime, et nous relate par exemple comment une bande de gorilles national-socialistes viennent saboter un spectacle de sa sœur avant d'être vidés par la police. Lorsque, le lendemain, il lit dans un brûlot nazi que de paisibles sympathisants ont été expulsés avec violence d'un spectacle, d'ailleurs fort mauvais, auquel ils se contentaient d'assister, il doit se livrer à un effroyable constat : ces gens ne s'occupent même plus de maquiller ou de tordre la vérité, ils se contentent de mentir, purement et simplement, avec un aplomb arrogant, et font ainsi passer leur message avec une affreuse efficacité.

Lorsque Hitler accède au pouvoir, Klaus n'a que 27 ans, mais il prend immédiatement le chemin de l'exil. En 1935, il participe au congrès international pour la défense de la culture contre la guerre et le fascisme, qui se tient à Paris, au coté des plus grands de la scène intellectuelle européenne. Il y tient un discours fort lucide où il met en doute l'opposition prolétariat/capitalistes pour comprendre la situation allemande, expliquant qu'il y existe un sous-prolétariat sans emploi, sans repères et sans culture politique qui constitue la cible et la force principale des nazis. Devant l'échec relatif de ce congrès, l'un de ses meilleurs amis, René Crevel, se suicide peu après.

L'engagement de Klaus Mann se poursuit et s'intensifie, avec la fondation d'une revue ouverte aux exilés et la tenue de multiples conférences, en Europe comme en Amérique, pour mettre les opinions trop confiantes de ces pays en garde contre Hitler et la menace qu'il fait peser sur la culture et sur la paix. Pour une très large part, sa voix prophétique se heurte à un mur d'incompréhension, d'incrédulité et d'indifférence, ce qui ne le conduit jamais à abandonner la lutte. Stefan Zweig, ami et frère d'exil, n'aura pas la même chance et, rongé par l'omniprésence de la barbarie, se suicidera à son tour en 1942.

Lorsque la guerre éclate, et que la France est vaincue en quelques semaines, Klaus, tout d'abord abattu, se relève et s'engage dans l'armée américaine, où il continuera le combat de 1943 à 1945 en essayant de convaincre ses anciens compatriotes d'abandonner la guerre. Après la victoire, il aura l'occasion d'interviewer Richard Strauss, dont l'égoïsme et l'aveuglement complet aux souffrances causées et subies au delà de sa porte le conduiront à interrompre l'entretien avant son terme.

Klaus Mann, amer et désillusionné, se rendant bien compte que l'horreur de la guerre n'a pas assagi les peuples ou leurs gouvernants, et qu'un nouveau conflit semble poindre entre les alliés d'hier, sombrera dans la drogue et se suicidera, comme tant de ses amis, le 22 mai 1949.

Klaus Mann ne fut pas, loin s'en faut, un héros sans tâche ou un chevalier blanc prédestiné à combattre et à vaincre le Mal. Son autobiographie nous montre un homme en proie au doute et au désespoir, qui s'efforcera pourtant de lutter pour ce qu'il croit juste, sans savoir ce qui l'est réellement, mais sans jamais cesser de se le demander. Enfant d'une époque complexe et noire, Klaus Mann ne fut récompensé de ses efforts que par une longue suite d'échecs et de déchirements. Cela ne ternit en rien la grandeur de son combat.

Dans Le Tournant, il consacre quelques pages à penser à ses petits frères pas encore nés qui vivront des jours plus beaux et plus simples que les siens. Il sait que ceux-ci ne seront pas conscients des sacrifices consentis, mais se dit que la part d'ombre qu'il porte est le prix de leur insouciance. Il ne serait pas mal que de temps à autres, nous lui donnions tort. Souvenons-nous de lui.

25/11/2009

Principes de bonté élémentaire.

Peut-on raisonnablement établir comme absolues, c'est à dire devant être appliquées de manière universelle, les notions, ou plutôt les valeurs de Bien et de Mal? Dégagées d'un contexte religieux et manichéen, peut-on dire que nos valeurs, ce qui définit dans le monde occidental le bien et le mal, dépassent le simple cadre des us et coutumes, des fonctionnements politiques et sociaux hérités de nos ancêtres? Ou bien ne cherche-t-on pas uniquement à imposer, à d'autres cultures par une grande croisade satisfaisant notre morale, des pratiques contextualisées, globalement résumées sous les termes de Liberté et d'Egalité? Qu'est-ce que le Bien et le Mal?

C'est avec un pessimisme certain sur notre capacité à atteindre un bien commun à tous que j'ai engagé cette réflexion. Autres temps, autres moeurs, dit-on. La roue du temps a fait se succéder nombre de soi-disant universalismes, faisant encore aujourd'hui cohabiter des sociétés à ce point différentes qu'agir pour un bien universel ici (la burka et les droits de la femme) parait être un mal absolu ailleurs (régimes sous le coup de la loi coranique. Notez d'ailleurs l'expression sous le coup, donnant bien mon point de vue sur la question). Ici, liberté de tous ; ailleurs, soumission à l'ordre ou à un Dieu. Qui est plus heureux pourtant? Qui est plus performant? Lequel est meilleur ?

Rien ne nous permet d'affirmer que c'est en Occident que les gens sont le plus heureux. Notre société libérale, capitaliste et judéo-chrétienne a d'ailleurs une fâcheuse tendance à provoquer des dépressions chez les individus, dépressions absentes de nombreuses régions du globe.

Et puis, nos valeurs censées être universelles et provenir d'une idée du Bien construite au fur et à mesure des évènements historiques et des évolutions paradigmatiques de la pensée occidentale s'accomodent bien d'actes en opposition avec eux-même. Pensons à la possibilité d'imposer la loi martiale en cas de besoin, à la faiblesse des Droits de l'Homme face aux appétits financiers des multinationales implantées dans des pays soumis à la dictature (et soutenus tacitement par nombre de pays dits libres et imposant l'égalité). Et là où le bât blesse, c'est que au nom de la liberté pour tous, on tue, on soumet, on corromp. On agit mal pour bien agir. Finalement, nécessité fait loi.

Et donc l'impasse se précise. La seule définition du bien que l'on voit ici, c'est que le Bien, c'est moi et mes semblables, le Mal, les autres (les barbares). Le Bien et le Mal sont alors des valeurs subjectives.


Si l'on accepte ce relativisme moral, alors le gouffre est sans fond et seule reste la volonté du plus fort qui peut dicter ce qui est bien ou mal. Pensons au réglement des conflits armés, aux dictatures, à l'éducation utilisée comme dressage des membres d'une société. Il n'y aurait pas non plus de possible cohésion sociale, car comment accepter la parole de l'autre si chacun est juge de ce qui est bien et mal? La raison nous interdit de le croire, tant les preuves de vie en bonne intelligence, à petite comme à grande échelle, nous incitent à voir le contraire : le fait que l'homme puisse vivre avec l'homme nous montre que quelque part au fond de notre être, une fois dégagés de nos carcans (habitudes sociales, morale, éducation) nous savons ce qui est Bien. On ne peut pas non plus l'accepter affectivement, sans quoi la folie nous guette.


Etre humain. Cette expression nous renvoie à l'empathie, à la capacité de souffrir avec. C'est là je pense le premier pas vers le Bien. Etre bon, c'est ressentir la souffrance avec autrui, et chercher à la diminuer. Etre bon, c'est participer à l'incessante fondation de la communauté humaine. En celà, la Shoah est un mal absolu, voyant l'humanité volontairement destructrice d'une partie d'elle-même. Le Bien universel est donc tourné vers la vie, et fondé sur le partage, le don de soi (et non la dissolution de soi), l'abandon d'une volonté personnelle au détriment des autres. Au niveau de notre espèce, le Bien est à l'opposé de la destruction du monde pour le profit des Hommes: l'écologie est un bien, car elle remet l'Homme au sein de la vie et de sa préservation. Le bien ne peut donc qu'être action. Ce n'est donc pas une valeur mais une suite d'actes tournés vers la préservation de la vie et la construction d'une humanité plus forte car plus consciente et plus soucieuse d'elle-même et de ses membres. On peut certainement dire que le régime démocratique et libéral qui est le notre comporte plus d'actes de bonté que celui de la dictature Nord-Coréenne. Mais il reste que des actes de bontés différents émergent selon les cultures et les habitudes sociales. Et que dire des sociétés dites “primitives” qui pourtant savent vivre en harmonie avec la nature sans chercher à en épuiser les richesses. N'ont-elles pas une leçon de bonté à nous donner? Et finalement, le terme Fraternité ne devrait-il pas être placé avant les deux autres ?


Un dernier mot : comment répandre le bien autour de soi? En agissant bien, tout simplement. Mais agir bien ne suffit pas, car ce n'est qu'un évènement ponctuel qui n'appelle à aucun lendemain. Bien agir doit aussi contenir cette donnée : donner envie de bien agir. Car rien n'est plus agaçant que des bienfaiteurs culpabilisateurs : comment aurait-on envie de devenir comme eux? On doit faire acte de bonté par envie, et non par honte de mal se comporter. C'est en cela que des figures historiques comme Gandhi ou le Dalaï Lama, qui ont cherché à unir et à rendre plus heureux, sont des figures incontournables : ils sont, en plus de la somme de leurs actes, des modèles de bonté. Et n'est-ce pas là que réside l'ultime Bien : semer chez le plus grand nombre les germes d'un futur Bien?



M

Une question d'éthique ...

Aujourd'hui, je souhaite discuter d'un problème fort ancien et fort vaste, qui pourrait être vu comme le cadre de discussions à venir. Pour ces raisons, il nous sera évidemment impossible d'épuiser ce sujet, si un homme est déjà parvenu à le faire. Cette question est, en toute simplicité, celle du bien et du mal.


On pourrait littéralement s'abîmer dans la convocation de tous les penseurs « incontournables » qui ont attaqué ce couple conceptuel à travers les âges. On aboutirait d'ailleurs probablement à quelque chose de plus constructif que ce qui sera effectivement produit aujourd'hui. Si l'on regarde les choses en face, cependant, à savoir que nous ne sommes pas, à ma connaissance, philosophes professionnels, que nous sommes mortels, avec peu de temps à notre disposition, et qu'un des plus grand freins à la pensée est l'angoisse de ne pas mériter la parole, je propose de nous attaquer de but en blanc à la question qui va nous occuper, entre honnêtes gens.


Premier constat, aussi vieux que le monde, me semble-t-il, le « bien », au sens d'harmonie, ne règne pas sur terre. Le sujet pensant, en effet, est placé devant cette évidence première que tout n'est pas ordonné vers la satisfaction de ses besoins immédiats, encore moins de ses désirs. Le monde, et donc l'expérience de la vie, est dès l'origine une lutte, dans laquelle le mérite est largement surpassé par une série d'avantages plus ou moins innés, qui ne relèvent en aucun cas d'une justice équitablement établie. Mon prochain est plus fort, plus beau, mieux né que moi, ce qui me prive sans raison de biens auxquels lui a accès. De plus, l'autre, qui est pourtant si bien loti, ne semble pouvoir s'empêcher de lorgner mon propre bien, mon propre lot, avec une jalousie qui ne nous surprend pas de lui mais qui rend le monde encore plus invivable.


Voilà ce qui nous semble être à l'origine des notions de bien et de mal : l'inégale répartition des lots, et la volonté de tout un chacun de rétablir ce déséquilibre ressenti en sa faveur, ce qui conduit évidemment à un déséquilibre plus grand et, de fait, à un état de guerre permanent. Ce constat fait, la solution la plus simple semble être le recours à une issue métaphysique, à un en-dehors du monde où ces torts sont réparés, où l'équilibre subjectif est rétabli, les bons récompensés et les méchants punis. Nous sommes évidemment familiers de ce système de contrôle qui permet au pauvre de trimer tout au long d'une courte vie sans faire trop tanguer l'édifice social parce que, rendons-nous à l'évidence, nous avons besoin des pauvres !


Cependant, et depuis bien longtemps, cette solution rassurante (quel que soit le visage qu'elle prenne), se heurte à un problème. Si un quelconque pouvoir transcendant peut rétablir la balance dans un au-delà, pourquoi ne le fait-il pas dans l'ici et maintenant. Comment expliquer cette antichambre de souffrance où il est incontestable que le mal règne et que les vilains prospèrent, il nous semble le voir tous les jours ? Dieu était-il incapable de faire advenir l'homme à un monde directement bon ? C'est bien sûr à ce moment que sont convoquées des doctrines telles que celle du péché originel, mais de vous à moi, y avons nous touché à ce fruit ? Et pourquoi interdire l'accès au fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, c'est étrange non ? En écrivant cet article, est-ce que je consomme une nouvelle fois le grand crime du père des hommes (ce qui serait satisfaisant pour l'ego) ?


On en vient alors à cette explication : ce monde transitoire est un test, qui opère un tri entre les bons et les méchants, une sorte de salle d'attente avant l'éternité où la vraie fête se joue. Pourtant, et c'est là que, de nouveau, le bât blesse, on ne connaît rien d'autre que cette salle d'attente, et pour autant que nous le sachions, il n'y a qu'elle. Quel scandale ! Tant de générations se seraient tenues bien calmes et disciplinées, pendant qu'une poignée de vilains petits canards se seraient vautrés dans la fange en propageant la grande imposture. Et lors du moment fatal, où le tri est censé être fait, on court le risque d'ouvrir une dernière porte vers une salle vide et délabrée, une vieille laverie où tout serait en panne et dont la porte se refermerait derrière-nous ? L'image des méchants traversant la vie en jouissant et en riant sans être autrement châtié que la ménagère moyenne fait évidemment froid dans le dos, mais semble coïncider avec une bonne partie de l'histoire de l'humanité.


Dans le doute alors, puisque c'est bien de cela qu'il s'agit, il est improbable que quiconque obtienne pour tout le monde une réponse définitive à cette affaire de salle d'attente, comment nous comporter ? Faire le bien en se disant qu'après tout, ce monde est peut-être un test, et qu'à comparer l'éternité à la centaine d'année que nous avons à y vivre, ce serait idiot de le rater ? Se désintéresser du bien, c'est à dire rechercher son propre intérêt, en considérant que ce serait trop bête de se gêner, les probabilités étant ce qu'elles sont ? Car a priori, mais cette question-même demanderait une ample discussion, nul ne fait le mal pour le mal, c'est à dire pour nuire à autrui contre sa propre inclination, mais bien parce que cela lui procure un avantage ou une jouissance quelconque. Mais en définitive, n'en est-il pas de même pour le bien ? Ne pratique-t-on pas le bien pour répondre à une inclination personnelle qui nous incite plutôt à sourire à un bébé qu'à lui écraser la tête d'un coup de poing (et pourtant, on lui épargnerait bien des maux …).


Dans ce cas, et on en revient à la question du doute que nous évoquions plus haut, du point de vue moral, l'homme bon et l'homme mauvais se valent au niveau de leur motivation, seul leur impact sur le monde et donc sur autrui les différencie. Ce qu'il conviendrait donc de faire, en tant qu'individu, pris dans cette continuelle bourrasque de choix, est de mesurer sans cesse lesquels de nos choix (qui s'orientent toujours vers notre intérêt personnel) ajoutent du bien au pot commun, lesquels en retirent un peu de mal, et lesquels sont neutres, et peuvent donc être faits sans scrupules. En se fixant cet objectif comme but premier, l'on pourrait ensuite travailler sur soi pour faire coïncider petit à petit son intérêt personnel (ou ce que l'on ressent comme tel), et l'intérêt commun, en se forçant par exemple à écouter certaines informations à certaines heures ou à ouvrir l'œil sur certains défauts du monde, de manière à ne plus se sentir bien tant qu'on ne s'efforce pas d'y remédier.


Mais à l'évidence, cette attitude contient le risque important de nuire à notre bonheur d'individu singulier, et satisfait d'une voie moyenne, où nous n'écrasons certes pas notre prochain à la première occasion, mais où nous ne cherchons pas non plus à éliminer la misère partout où elle se trouve. Pourquoi et d'après quels principes faudrait-il mettre en péril notre bonheur individuel pour contribuer au bonheur collectif ? Pourquoi lutter pour le bien et contre le mal ? C'est à ces quelques questions qu'il faudrait essayer de répondre, faute de se contenter d'un vain bruit de fond.

27/05/2009

CAVE CANEM ...

Chers lecteurs, bonjour. Je me rends compte que cet article sera peut-être écrit dans un ton un peu brutal à vos yeux. Je ne vous demande pas de m'en excuser, estimant qu'à l'époque où nous vivons, s'il est de mauvais goût de monter sur la table et de s'exclamer à grands cris, il est bien plus douteux de se contenter de murmures feutrés ou de critiques diplomatiquement adoucies. Au risque de faire chuter la valeur de mon indignation, dont j'espère pourtant conserver la fraîcheur en ces pages, permettez-moi donc de laisser mon ironie dans son fourreau.

Je ne vous découvre rien en rappelant que la sécurité est le principal cheval de bataille de la droite. C'est en brandissant cet épouvantail que depuis des décennies, les membres les plus malhonnêtes et les plus antipathiques de notre classe politique sont parvenus à faire oublier leurs bilans et à se maintenir au pouvoir en faisant avaler à leur électorat la plus amère des pilules. Cela, nous le savons bien. Certains ajouteront même que c'est le défaut de la gauche dans ce domaine qui laisse la voie libre à ses adversaires. C'est une autre question, qui mérite indéniablement d'être débattue.

En tout état de cause, l'échec de Lionel Jospin en avril 2002 provient bel et bien du contre-coup émotionnel du 11 septembre, et surtout de l'offensive impressionnante des médias qui ont brandi à l'envi agressions, chiffres inquiétants et images sensationnelles. Ils n'ont pas inventé ces faits, me rétorquera-t-on. Certes, mais la violence augmente-t-elle si sensiblement à la veille d'une élection ?

Quelle n'a pourtant pas été ma surprise ce matin, lorsque j'ai connecté les points que me fournissaient France Info, que je n'accuserais pourtant pas de soutien indéfectible à notre gouvernement (pas tant que la patte du nouveau président de Radio France ne s'est pas encore fait sentir, du moins).

Ainsi, les informations débutaient par des considérations sur les formidables errances du ministre de l'éducation, que j'ai déjà mentionnées en ces pages. Je croyais alors que ces déclarations ineptes n'étaient qu'un écran de fumée qui s'évanouirait aussi vite qu'il était apparu. Le journal se poursuivait en rappelant que la ministre de l'intérieur présentait ce matin en conseil des ministres sa loi sur la sécurité intérieure. Je ne pourrais mieux formuler les choses que le site-même de France Info, où l'on peut lire : "Avec la loi Lopsi II (loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure), Michèle Alliot-Marie ratisse large. (...) La ministre a d’ailleurs picoré ses idées au gré des évènements, des conférences et des visites qu’elle a effectué pour étoffer son texte."

Surpris par cette étonnante continuité thématique, la proximité des élections européennes m'est alors revenue ... O temps, O moeurs, dans quel pays vivons nous ? Doit-on s'attendre à voir avant chaque scrutin une poignée de sicaires s'agiter frénétiquement pour raviver les flammes du sentiment d'insécurité chez nos concitoyens ? Et de manière si ostensible ? Comment réagirions-nous si nous voyons une bande de gangsters sans masque ni armes dévaliser une banque en plein jour, au vu et au su de tous, et charger avec insouciance leur butin dans un fourgon louche stationné sur le trottoir ? Nous serions sans doute estomaqués par leur audace, et resterions bouche bée. Mais comment devrions-nous réagir ?

Le plus regrettable est sans doute que cette escroquerie intellectuelle porte de si beaux fruits. Mais le fait qu'elle ne soit pas nouvelle ne lui donne aucune légitimité ! Je m'adresse peut-être à un mur, je crie peut-être dans le désert. Que diable, certains en font un métier ... Je ne peux pourtant garder le silence. Les élections prochaines ne me semblaient pas hier avoir une telle importance, mais il m'apparaît aujourd'hui que chaque scrutin doit nous permettre de crier notre refus total de ce dévoiement des règles du jeu démocratique.

C'est notre responsabilité de dénoncer inlassablement cette manipulation éhontée de l'opinion, d'en marteler sans cesse les détails et d'en dévoiler les procédés. Aux plus endurcis de nos détracteurs, rappelons que les fanfarons qui nous gouvernent tiennent le même discours depuis des décennies, et qu'à les entendre, la situation ne cesse d'empirer, alors même qu'eux-seuls sont en position d'agir (la loi Lopsi I date de 2002, on voit quels ont été ses résultats ...). Il faut montrer qu'ils évitent bien de résoudre les problèmes qu'ils dénoncent, et qui leur sont finalement si utiles, et que pour eux, il s'agit bien moins de faire que de dire.

Chaque citoyen, chacun de nous a un rôle à jouer. J'essaie bien humblement, par ce message, de jouer le mien.

Bien à vous.





22/05/2009

Quelque pas avec Constantin Cavafy ...

Constantin Cavafy est un poète de langue grecque, originaire d'Alexandrie, né en 1863 et mort en 1933. Son oeuvre, de taille assez réduite, est emplie d'une culture hellénique enrichie par sa non-appartenance à l'espace grec traditionnel tel que nous le concevons actuellement (au risque d'une forme d'anachronisme).

En effet, si certains grands noms de la culture grecque classique apparaissent de loin en loin dans ses poèmes (Sparte, les Thermopyles, Ithaque ...), une plus grande partie de l'œuvre s'ancre dans un espace moins bien connu de nous, qui s'étend des royaumes hellénistiques à l'empire byzantin. Tous ses lieux ne sont d'ailleurs pas explorés pour eux-mêmes, mais en ce qu'ils créent une atmosphère de luxe et de décadence où le poète peut peindre la vanité des élites, l'instabilité de la fortune, et surtout son amour de la beauté et des passions physiques. Alexandrie-même, à travers différentes incarnations historiques, représente évidemment le sommet de cette ambiance, où se mêlent mœurs grecques et orientales, christianisme et paganisme, préciosité intellectuelle et volupté charnelle.

Une autre face de cette oeuvre nous paraît plus immédiatement touchante, mais il serait évidemment faux de la dissocier de la précédente. Le poète s'y dépeint comme un vieil homme repassant en son esprit les amours illicites de sa jeunesse, ou bien se contente d'esquisser de furtives rencontres ou de jalouses brouilles, en autant d'histoires banales où l'on retrouve avec une justesse touchante l'épopée quotidienne des corps et des sentiments humains.

La traduction française de ces textes (je ne maîtrise malheureusement pas le grec moderne), nous fait probablement perdre beaucoup de leur mélodie, leur donnant parfois l'air de poèmes en prose, mais qui s'en plaindrait. Aussi laisserai-je parler le poète, en vous offrant un de ces textes, et en vous conseillant bien humblement d'aller découvrir les autres ...

Une nuit

La chambre était pauvre et commune,
cachée en haut de la taverne louche.
Par la fenêtre, on voyait la ruelle
malpropre et étroite. D'en bas
montaient les voix de quelques ouvriers
qui jouaient aux cartes et s'amusaient.

Et là, sur cette couche humble et vulgaire,
je possédais le corps de l'amour, je possédais
les lèvres voluptueuses et roses de l'ivresse -
roses d'une telle ivresse, que même en ce moment
où après tant d'années ! j'écris,
dans ma maison solitaire, je m'enivre à nouveau.

C. P. Cavafy, (traduction G. Papoutsakis).

Pour finir, je remercie très chaleureusement la personne qui m'a fait découvrir ce poète. Il me paraissait intéressant que ce blog soit aussi un lieu d'échanges de cette nature. Bien à vous !